19.7.09

on a quand même un peu honte de nos ballades.

Il habite dans un immeuble ressemblant à un HLM vaguement délabré, à peu-près propre et d'une couleur qui se veut être du blanc, parfois rehaussé des taches vertes que forment les plantes d'intérieur abandonnées sur le balcon. Ses parents, particulièrement protecteurs, même à mes yeux, lui y ont loué un appartement au troisième étage, de sorte que leur petit garçon -maintenant âgé de vingt ans- puisse avoir une jolie vue. Je gare ma mob branlante entre deux vélos dont je doute de la capacité à rouler correctement, et je sonne. Une voix dans l'interphone m'accueille aussi chaleureusement que le peut un boitier métallique, et m'ouvre pour que je puisse entrer, sans grande envie, dans une cage d'escalier en pierre blanche qui colle parfaitement avec les photographies de bâtiments soviétiques qui peuplaient les pages de mes livres d'histoire au collège -il ne manque qu'une statue glorifiant les efforts surhumains des valeureux travailleurs pour la perpétuation du Parti. Au troisième étage, une porte est entrouverte et laisse entendre une version live de Jimi Hendrix, probablement Woodstock, parce que si Oscar pense avoir des goûts musicaux déviant complètement de la norme imposée par les magnats de la publicité et les major démoniaques -pour reprendre son discours-, il reste quand même dans un domaine très classique.

C'est bien Hendrix qui joue quand je pénètre dans le bordel qui lui sert de domicile. On dirait Sarajevo à laquelle on aurait ajouté l'intégralité des ordures de Naples. Lui est affalé sur un canapé-lit, même si je ne sais pas si il est configuré en canapé ou en lit, devant son ordinateur sur lequel, la musique venant justement de l'ordinateur, il est entrain de regarder le concert, encore inconscient de mon arrivée. Le plancher est jonché de vêtements, propres et sales, de disques, de dessins -tous inachevés-, de poèmes -aussi aboutis que les dessins-, ainsi que de plein d'autres choses que je n'arrive pas à identifier excepté, trônant au milieu de ce dépotoir, une botte abandonnée, appartenant visiblement à une fille (ce qui, de la part d'Oscar, est étonnant), de laquelle s'échappe de la barbe à papa d'un rose fané. Ou peut-être une mousse de bain amenée par cette fille (d'autant plus stupéfiant). Elle s'échappe nonchalamment de la botte, et vient s'aplatir doucement sur une poche plastique de supermarché noir, caractéristique de ces établissements vendant des produits pour adultes uniquement, sur laquelle le rose devient peu à peu mauve. Purple Haze.

- Tu veux une bière ? me demande-t-il une fois qu'il a réalisé ma présence.

- Avec plaisir, mon gros.

- Va te faire foutre, le matheux, rétorque-t-il alors qu'il pioche dans le tiroir d'une table de nuit bordant le canapé, pour en retirer une canette affublée d'un autocollant indiquant qu'elle était en soldes.

C'est parce qu'il pèse quatre-vingt-cinq kilos pour son mètre soixante qu'Oscar apprécie peu qu'on fasse une remarque, quelle qu'elle soit, sur le ventre qui pointe timidement sous son tee-shirt des Clash; le même que les petits bourgeois achètent une fortune chez Zadig & Voltaire. Et, forcément, tout artiste qu'il est, il considère les maths comme l'instrument utilisé par Satan (et les multinationales) pour pénétrer l'esprit des humains sans défense. Je décapsule et cherche vainement un verre propre dans ce foutoir tandis qu'il fait de même avec sa bière et ses dents. Sans prendre la peine de chercher un quelconque récipient. Il finit par me demander d'une voix joyeuse comment je vais. Je lui réponds que je vais bien. Il dit que c'est bien.

- Et toi ? Tu fais quoi de ta vie, maintenant que t'as quitté ta fac d'histoire de l'art ?

- La fac, ce n'était que de l'art formalisé pour correspondre aux esprits formatés par le système scolaire français, mec.

Ses sourcils ont l'air tout à fait sérieux. Je lui souris et rétorque:

- Épargne-moi tes vues politico-bidon et dis-moi ce que tu fais de ta vie, maintenant que tu as échappé aux griffes de ces enseignants démoniaques.

Il prend une grande, grande gorgée de bière.

- J'ai monté une association.

- Sérieusement ? Quel genre ? dis-je, impressionné.

- Une assoc' culturelle, pour montrer à tout le monde ce qui bouge à Bordeaux. Parce que, tu vois, il y a vingt ans, Bordeaux, c'était LA ville rock de France. C'était LA ville où ça bougeait.

- Et maintenant, c'est quelle ville, LA ville rock ?

- Je sais pas.

Un blanc, qu'il comble avec une gorgée de bière avant de reprendre.

- Tout ce que je sais, c'est que c'est à nous, les jeunes générations, de reconstruire ce patrimoine culturel et artistique.

Il se redresse pour continuer. Je sens que le discours qui s'annonce, il a déjà du le répéter des dizaines de fois devant tout ceux qui lui ont posé la question de son avenir, et devant les quelques sponsors auxquels il a tenté d'obtenir un soutien financier pour imprimer des cartes de visite, et avoir l'air plus crédible face aux patrons de pubs et de salles de concerts qui -j'évite de le dire devant lui- voient défiler devant eux des dizaines de ces aspirants managers/rockers s'imaginant aussi bien uniques qu'undergrounds.

- Tu vois, ce que j'aimerais, ce serait d'abord monter des festivals dans lesquels n'importe qui pourrait jouer, des lycéens qui débutent aux types qui commencent à se faire bien connaître sur Bordeaux, un truc vachement éclectique (c'est probablement le seul mot qu'il a retenu de ses cours de littérature). Et puis, une fois qu'on sera bien connus, qu'on aura des contacts dans le milieu -dans sa bouche, le milieu prend une dimension quasi-mythique: une fois dans le milieu, tout devient possible-, ce serait monter un bar, associatif ou non, on s'en fout, mais un bar qui puisse enfin rassembler toutes les courants artistiques qui sont présents dans cette ville. Parce qu'il y en a ! Il y en a partout, il suffit de savoir les dénicher, et leur demander de jouer, d'exposer, de projeter, dans un bar qui serait connu aussi bien par les initiés que par des Bordelais qui, pour l'instant, n'ont rien à branler de ce qui se passe dans leur ville. Ce serait ça, mon avenir, un bar, avec une salle qui servirait pour des concerts, des projections, des pièces de théâtre, des expositions, et où on serait assuré de pouvoir aller chaque soir de l'année en y trouvant quelque chose de différent et d'intéressant, avec des pintes à volonté.

Forcément, les pintes sont toujours présentes dans son imaginaire.

Je reste légèrement dubitatif, en faisant de mon mieux pour ne pas le montrer, au milieu de cet appartement bordélique qui en dit long sur ses capacités d'organisation et sur les éventuelles visites du service d'hygiène dans son futur bar-terre promise.

- Mais tu sais ce que ça coûte, de monter un bar ? Entre le fond de commerce, les locaux, les licences de vente d'alcool...

À ces mots, ses lèvres se disjoignent en un petit rictus de dégoût.

- Mais on s'en fout, Vladimir, on s'en fout ! L'administration tue l'inspiration !

- Non, l'administration ne tue pas l'inspiration, elle lui donne une forme réelle dans notre société.

- Justement ! Donner un corps à l'inspiration la dénature, ce n'est pas possible, ce n'est pas concevable. En fait, je vois l'ensemble de notre société, comme tu le dis, comme séparée entre deux côtés opposés. Non, plus qu'opposés, ils sont antagonistes. D'une part, il y a l'impulsion, le désir, l'amour de l'imagination, tout ce que tu voudras...; et de l'autre, la réglementation, ma bureaucratie, la rationalisation et l'intégration dans une société « bien-pensante ».

- Et comment ferais-tu pour monter ton bar hors de cette société ?

- Je ne sais pas; mais si je savais, c'est que j'aurais pensé mon projet en fonction de cette société qui impose à tous une responsabilité qui n'est souvent pas nécessaire et, si je m'en tiens à la philosophie de mon projet, c'est exactement ce que je ne dois pas faire.

Je me dis qu'il a enfin fini par émettre une affirmation d'un niveau un peu plus élevé que tout ce qui a précédé. Et pourtant, au risque de briser l'impression qu'il me fait, il reprend de plus belle.

- Et mon rêve à moi, c'est de justement de n'avoir jamais à avoir à prendre de responsabilité.

Et voilà. Il est retombé dans les abysses de mon estime. Comme Hendrix psalmodie toujours dans les baffles bon marché (apparemment, l'une d'entre elles a été perforée par un plomb) de son ordinateur portable, je prends une longue gorgée de bière et j'attends. Il attend aussi, et pendant une dizaine de minutes, nous ne disons rien, jusqu'à ce que je lui demande de me passer une autre bière. Je ne sais pas combien de temps nous nous sommes regardés, je n'arrive pas à estimer le temps par la simple luminosité du soleil.

Il me parle un peu de ses conquêtes, sans jamais admettre qu'elles étaient mineures et ivres. Il me parle beaucoup de musique, croyant que je le vois comme complètement underground, en tant que musicien -même si, justement, il n'a pas le moindre talent musical. Il me parle aussi de ses films, de ceux qu'il aime, de ceux qu'il réalise, de ceux qu'il aimerait réaliser. Vers la fin du concert de Jimi qui tourne encore en fond sonore, il me ressort son projet de bar, afin d'obtenir mon approbation, si ce n'est mon admiration, en redoublant d'efforts et d'emphase sur la manière dont son projet est merveilleusement bien goupillé. Je crois même qu'il a mentionné « boîte de prod' », vers la fin.

Ils finissent par me fatiguer, sa philosophie tirée de Peter Pan et lui, je le lui dis et m'en vais. Alors que je passe la porte, je l'entends crier, juste avant que la porte ne claque violemment, emportée par un courant d'air:

- T'as raison, mec, ça c'est rock & roll !

En redescendant les escaliers, je me demande depuis quand est-ce que je suis devenu rock & roll, ce que ça veut exactement dire, et si ça vaut le coup que je mette ça sur mon CV.