13.2.09

merde, j'ai pas réussi à oublier ton prénom.

Ses lèvres. Ses lèvres n'arrêtent pas de bouger, de se tordre, de se séparer, de se rejoindre. À chaque instant, elles se transforment en un sourire, puis en une grimace, avant de laisser échapper un soupir. Ou un éclat de rire. Assis face à cette jeune fille rousse qu'il a invité à venir prendre un café aujourd'hui, Alexandre n'arrive pas à détacher son regard de ses lèvres, si rouges sur une peau si claire. Il n'écoute pas ce qu'elle dit, complètement fasciné, se demandant combien de temps elle va tenir un débit aussi élevé.

Il est quatre heures de l'après-midi, et le soleil inonde à travers le feuillage des arbres qui la surplombent la terrasse du petit café où ils sont assis, entourés de dizaines d'autres couples. Les ombres des feuilles, décharnées, se découpent nettement sur son visage, et Alexandre observe ses lèvres s'agiter de plus en plus sans déranger les taches foncées -qui font d'autant plus ressortir la pâleur de son teint. Il ne sait pas de quoi elle parle, plus ou moins de ses cours à la fac d'économie, là où ils se sont rencontrés. À moins que ce ne soit à propos de sa nouvelle colocataire. Il n'en sait foutrement rien, mis à part que, quel que soit le sujet, une certaine Marine est impliquée. Peut-être qu'il connait cette Marine, mais n'ose pas demander de précision, de peur de briser définitivement un monologue qui semble durer depuis qu'ils se sont assis sur ces chaises en fer, particulièrement peu confortables. Mais c'est un café branché, et Alexandre s'en fout, il est là pour se la taper, alors autant l'amener dans un endroit dont elle pourra ensuite parler à ses copines. Si en plus elle leur dit qu'il portait une chemise blanche Giorgio Armani, un jean noir Dior, et des bottines en cuir Louis Vuitton, ça ne pourra lui être que bénéfique.

Autour d'eux, la situation est presque partout la même. À chaque table, un des deux -la femme, généralement, puisqu'il faut bien une base véridique à tout stéréotype- monopolise toute la discussion, si tant est qu'il y ait une discussion, et l'autre acquiesce d'un air intéressé, les yeux fixés sur les lèvres de sa partenaire. Le serveur, dont la chemise éclairée ponctuellement par les rayons du soleil qui l'atteignent encore ressort vivement sur les tables de bois sombre entre lesquelles il se déplace habilement, se dirige finalement vers eux. Alors qu'il prend leur commande, elle semble complètement l'ignorer, bien qu'elle glisse entre deux anecdotes sur sa vie personnelle qu'elle veut un café; lui ressent le besoin urgent d'un whisky glacé. Le serveur note quelque chose sur son bloc-notes et repart immédiatement, sans même leur avoir jeté un regard. Après tout, ils ne sont qu'un jeune homme et une jeune fille parmi les centaines d'autres qui défileront pendant son service, alors à quoi bon faire attention ?

En fait, Alexandre vient de remarquer que les lèvres ne bougent pas indépendamment. C'est tout son visage, fin, quasi-angélique, qui se meut de manière solidaire. Les yeux bruns pétillent quand les lèvres s'étirent en un large sourire, révélateur de blancheurs irréelles, égarées dans sa bouche, son petit nez retroussé s'agite dès qu'elle accélère le rythme de sa prose, et mêmes ses sourcils impeccablement épilés lui semblent se froncer lorsque son ton se fait plus agressif. En fait, Alexandre est fasciné par cette fille qui, dans son chemisier bleu Tara Jarmon, sa jupe Maje et ses ballerines Prada, ses mains tripotant sans cesse son sac à main, passe en moins d'une minute par au moins trois sentiments radicalement différents. Le whisky et le café sont arrivés, déposés brutalement sur la table par un autre serveur qui leur demande de régler directement. Alexandre fait un signe de tête en lui disant qu'il s'en occupe, pour qu'elle puisse continuer quoi qu'elle dise tranquillement; il sort de sa veste impeccablement coupée un billet de cinquante euros. Elle ne s'est toujours pas arrêtée.

Il pourrait se dire que c'est le summum de la superficialité que de valser ainsi entre la colère et l'étonnement, entre la joie et la peine, entre la culpabilité et le dégoût, et parmi tant d'autres, en poussant à chaque fois ces expressions à leur paroxysme, si bien qu'elles se voient complètement dénaturées. Il pourrait aussi se dire que son désir de parler autant n'est peut-être qu'une réponse à un manque de confiance flagrant, qu'elle comble et en soûlant ses interlocuteurs d'histoires chiantes à mourir, et en s'offrant des vêtements hors de prix pour se persuader elle-même qu'elle est quelqu'un -même si ce quelqu'un se résume à « la fille qui a des fringues à trois cents euros ». Il pourrait aussi se dire qu'une fille qu'on invite et qui commande un café sans remercier celui qui le lui offre, qui reste plongée dans les taches de mousse qu'a laissé sa tasse sur la coupelle blanche sans jamais vous regarder et qui ignore complètement ce qui se passe autour d'elle peut, à l'occasion, s'avérer aussi ennuyante que pathétique.

Sauf que, non seulement il ne le pense pas, mais il s'en fout totalement, parce que si elle continue à se pencher pour jouer avec les ronds de café qu'elle regarde depuis tout à l'heure, il va pouvoir avoir la confirmation qu'elle ne porte pas de soutien-gorge. Lorsqu'elle finit par se baisser pour prendre son portable, tout ce qu'il aperçoit, c'est de la dentelle bleue. Légèrement déçu, il finit d'une traite son whisky et s'excuse pour aller aux toilettes. La fille relève des yeux éberlués. Lui y voit clairement qu'elle n'avait pas du tout imaginé qu'il puisse se lever et la laisser -même si ce n'est que quelques minutes- seule face à elle-même. Alexandre est plutôt fier de l'effet qu'il vient de produire, il vient de montrer que c'est lui le maître, qu'il domine encore la situation, en bon mâle qui se respecte.

Les toilettes sont au fond du bar, au bas d'un escalier en colimaçon, avec de belles marches en bois noir laqué, une rampe qui fut dorée -usée par des milliers de mains-, et de vieilles affiches publicitaires du siècle dernier pour du Bourbon. En fait, tout le bar est décoré dans cet esprit, afin que la jeunesse de la ville se croie dans un vieux club pour aristocrates britanniques déchus. Il y a des tentures rapiécées ici et là, des sièges Victoria auxquels il manque un accoudoir, ou un pied, ou encore le dossier tout entier. Ces estropiés sont savamment disposés à des points stratégiques par le gérant, pour accentuer l'ambiance qu'il veut y faire régner.

En descendant, Alexandre croise une fille à qui il a déjà parlé une ou deux fois sur le campus -rien de très excitant, elle n'est pas jolie. Poliment, il lui sourit, et se voit obligé de lui faire la bise dès lors qu'il la voit pencher son visage luisant vers lui. Elle est contente de le voir ici, mais Alexandre abrège très vite le peu de conversation qu'il aurait pu avoir avec elle, et continue sa descente. Quelle abrutie.

La poignée de la porte est visqueuse, faite du même métal fatigué que la rampe. Il pousse la porte délicatement du bout des doigts, de peur de trop se salir. À l'intérieur, la salle est bien plus vaste qu'il ne l'eût imaginé, une rangée de lavabos -un jour immaculés- sur le mur de droite, surplombés par un long miroir, et quatre ou cinq urinoirs leur font face, séparés par des cloisons branlantes, hésitant entre le bleu et le vert, et couvertes de tags en tous genres. Alexandre pousse la première porte avec l'extrémité de sa chaussure, et se dégage alors une odeur immonde qui lui remonte brusquement dans le nez, avant de plonger jusqu'au fond de son estomac. Il se met à respirer précipitamment entre ses dents, et passe les deux suivantes. La porte de la quatrième semble décente. L'intérieur l'est aussi, si on exclut les taches marronâtres qui strient la cuvette, et le porte-papier hygiénique défoncé. Toujours du bout du pied, il referme derrière lui la porte recouverte d'inscriptions en tous genres, sûrement toutes aussi altermondialistes les unes que les autres.

Ce n'est qu'en ressortant qu'il remarque le paragraphe écrit à sa gauche, juste au-dessus de là où se situait le large boitier de métal blanc. Il ne comprend pas immédiatement; ce n'est pas écrit en français. Durant les quelques secondes où il remonte son jean et resserre sa ceinture, il arrive à décrypter partiellement le message. Lequel semble n'avoir aucun sens, mais il a une certaine allure. Sans s'en apercevoir, il le relit plusieurs fois, et ses lèvres articulent silencieusement d'elles-mêmes les mots griffonnés au stylo noir; le sens lui échappe toujours, mais il y a quelque chose de... de bizarre ? Non, de différent. Ces treize lignes, biscornues, découpées n'importe comment, tronquées n'importe où -avec une rature sur la quatrième-, sont définitivement autres. Là encore, sa main bouge toute seule, et effleure le mur sale, comme pour vérifier que ce sont bien de simples mots, écrits avec un simple stylo, et simplement mis bout-à-bout. Il ferme les yeux une longue seconde, puis se retourne et ouvre machinalement la porte, sans se soucier d'où il met ses mains.

C'est son reflet qui lui apparaît immédiatement, dans cette longue glace qui court au-dessus des robinets identiques. Étrangement, il n'a pas l'impression que ce soit lui, ce grand jeune homme, aux cheveux châtains savamment disposés, avec cette chemise qui paraît encore plus propre dans ces toilettes lugubres. Pourtant, il se regarde droit dans les yeux, il voit bien que c'est sa main qui frotte son visage, que ce sont ses sourcils qu'il fronce. Le reflet, lui, semble être à des kilomètres, presque caché par les traces qu'ont laissé sur la vitre des éclaboussures d'une eau à l'origine douteuse.

Lentement, d'un pas prudent, il se rapproche de ce qu'il sait être lui-même. Son reflet se rapproche aussi. Au moment où son bassin touche le rebord, il cligne plusieurs fois des yeux et revient à la réalité, comme émergeant d'une étrange défonce; à peine son cœur bat-il. Il passe un filet d'eau froide sur sa main, qu'il utilise pour brièvement recoiffer ses cheveux, passe une minute à observer son visage dans le miroir, se recule ensuite et jauge son allure générale. Visiblement satisfait, il se dirige prestement vers la porte: un décolleté l'attend sur la terrasse. Mais, au moment de refermer sèchement la porte, et de retrouver la lumière d'un jour sur le devant d'un bar branché, il jette un dernier coup d'œil derrière lui. La quatrième porte continue à battre dans le vide, et sur le revers de laquelle il distingue une bite grossièrement tracée au marqueur.

Avec un haussement d'épaules, il se retourne et rejoint cette jeune fille au chemisier généreusement entrouvert et qui, à peine l'a-t-elle aperçu, redémarre son monologue inopposable.

En bas, prisonnier d'une paroi de toilettes, maladroitement recopié par un quelconque étudiant en lettres, gît un extrait de poème qui attend d'être replongé dans le noir par le minuteur automatique:



We are the hollow men

We are the stuffed men

Leaning together

Headpiece filled with straw. Alas!

Our dried voices, when

We whisper together

Are quiet and meaningless

As wind in dry glass

Or rats' feet over broken glass

In our dried cellar.


Shape without form, shade without color,

Paralyzed force, gesture without motion.

2 comments:

  1. Anonymous13.2.09

    A quand la parution ?

    C'est très bien écrit. Je suis assez impressionné ...

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  2. Those who have crossed
    With direct eyes, to death’s other Kingdom
    Remember us—if at all—not as lost
    Violent souls, but only
    As the hollow men
    The stuffed men.

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