1.3.09

Lara I

/* disclaimer: as I wrote this (short ?) story (?) a rather long time ago, please accept my apologies for what I believe to be the youth piercing between the lines */



Ce n’est pas humain.

Voilà ce qui résonne, encore, encore, dans ma tête: le premier métro, celui de, quatre heures et demie, cinq heures du matin, n’est définitivement pas humain. Ce salaud arrive à se faire attendre indéfiniment, alors même que le soleil n’est pas encore levé. Pourtant, quelques pauvres types sur le quai prient pour le voir arriver, afin qu’ils puissent s’avachir sur les banquettes en cuir bleu, dans des rames chauffées et éclairées, et loin du froid et de la pénombre qui nous entourent sur la plate-forme aérienne. Aucun d’entre eux ne pense aux petits Chinois qui ont cousu lesdites banquettes, avec leurs petites mains fragiles et leur sueur enfantine -mais bon, moi j'y pense, et je m'en fous.

Ce quai semble lui aussi inhumain, et même démesurément grand, quand il est cinq heures du matin, étendue plate, grise, uniforme, bordée par une bande blanche inutile. Et, par une sorte d'hallucination collective, il nous paraît encore plus vaste, à moi et aux inconnus qui attendent, individus immobiles fichés dans le béton - un flegme digne des plus purs Britanniques-, alors que nous espérons; de toutes façons, qu‘est-ce qu‘on peut avoir à foutre de si urgent un samedi matin à cinq heures, à part attendre ? J’ai l’impression que c’est Godot en personne qui conduit ce foutu métro, et qu'il est actuellement entrain de prendre sa pose café, accoudé à une machine chancelante à des kilomètres d'ici. Il sait pertinemment qu’on ne bougera pas de là, ni moi, ni aucun d’entre nous.

Je fais un effort pour me redresser sur mon siège, et regarde rapidement autour de moi. Cinq. Nous sommes cinq pauvres cons à avoir abandonné Morphée pour un truc qui semble de plus en plus imaginaire, lointain. Enfin, non, le poivrot qui cuve son vin contre la pub Nike -just do it- ne compte que pour un demi. Et les deux mecs qui tentent de discuter autrement que par des grognements fatigués à ma gauche ont l'air trop passe-partout pour être intéressants. L’autre est un noir, apprenti-rappeur, persuadé que c’est cool d’avoir des pantalons pour obèses et des casquettes recouvertes de paillettes. Peut-être que j’irais lui dire, que son couvre-chef est une insulte au bon goût. Ou peut-être pas.

Quelques minutes passent; toujours pas de putain de métro.

Après mûre réflexion, je vais laisser notre ami le noir se complaire avec son accoutrement, à croire qu’il me reste encore un peu de bon sens. Après cette raisonnable décision, je me dis que tant de maîtrise de soi mérite bien une clope -oui, la législation française interdit la consommation de tabac dans les lieux publics, mais on est dans une station aérienne, et je défie quiconque de me trouver un contrôleur RATP debout et de bonne humeur à cette heure-ci. Ma main fouille dans mon blouson, ressort quelque chose qui a l'air d'un logo Lucky Strike froissé, tente de lui redonner sa forme originelle. Sans succès. Elle réussit néanmoins à extirper ce qui peut avoir ressemblé à une cigarette -elle a même son filtre. Je l’allume tant bien que mal avec un briquet agonisant, tire une bouffée, le métro arrive. Il l'a fait exprès.

Dépité, je regarde ma pauvre cigarette se consumer honteusement dans ma main; je ne vais quand même pas l’abandonner seule sur ce quai. Alors autant tenter le tout pour le tout: je rentre, clope à la main, dans le métro si chèrement désiré. La rame n’est occupée que par deux personnes -un autre poivrot, et un type bien sapé, genre fonctionnaire qui fait du zèle le samedi matin. Abruti. Les poivrots étant tous les mêmes, mon but premier est de me trouver le plus loin possible de lui et de ses fluides corporels à forte teneur vomitive. Ce qui me pousse à me retrouver du côté du fonctionnaire qui me semble aussi con qu’impatient d’aller travailler. C’est trop tentant: je m’assieds sur le siège à la diagonale opposée du con, et laisse ma main se glisser par l’embrasure des fenêtres, pour faire comme si j’avais des remords de répandre mes odeurs de tabac tout autour de son petit nez délicat. Le con m’observe avec un air bizarre, auquel je réponds par un regard interrogateur complètement innocent, un peu comme si on m’avait accusé à tort d’avoir coupé une rose dans un parc municipal pour l’offrir à ma dulcinée -avec tout ce que ça induit de stupidité et d’incompréhension candide. Ça faisait longtemps que j’avais pas regardé une personne ainsi, alors, bon, je fais durer le plaisir un petit peu, tout en aspirant des bouffées régulières d’une cigarette qui semble l’obséder.

Le con baisse les yeux, serre sa serviette en cuir contre son corps. Il s’imagine sûrement que je suis une sorte de banlieusard dangereux en quête d’une proie isolée (i.e lui-même), et que ses paperasses bureaucratiques -que je soupçonne être soigneusement rangées dans sa jolie serviette- sont le plus beau butin dont je n’ai jamais pu rêver et dont je ne vais pas tarder à m’emparer, tout méchant garçon que je lui semble être. Furtivement, il regarde au fond de la rame. Non, il ne se trompe pas, il est effectivement marqué qu’on n’a pas le droit de fumer dans le métro. Et pourtant, me voici, devant lui, à transgresser l’impensable; j’ai des allures de Spartacus moderne, criant ma révolte au nez de tous ceux qui m’entourent au fur et à mesure que j’aspire la fumée interdite, puis que je l’exhale dans un sentiment de suprême jouissance, des décharges d’adrénaline parcourant mon corps frissonnant, conscient de l’acte qu’il est entrain d’effectuer, de cet acte profondément mauvais pour la société des Vraies Gens dont lui, honnête travailleur, fait partie, protégé par son Dieu du Public et sa Déesse de la Sécu.

Mais la clope est finie, et je subis le dur retour à la réalité. C’est fou ce qu’on peut imaginer quand on croise le regard d’un mec dans le métro, à cinq heures du matin. C’est fou et c’est aussi terriblement con. Mais ce n’est pas la première fois et ce ne sera sûrement pas la dernière, les gens sont tellement amusants, quand ils essaient de vous ignorer alors que vous êtes seuls tous les deux -avec des borborygmes en fond sonore, qui émanent des guenilles amoncelées, quelques banquettes plus loin- dans une rame de métro filant à travers la ville. La rame en question se met alors à ralentir, sans aucun avertissement -ce qui me perturbe passablement dans ma contemplation du con-, s’arrête à une plate-forme quasiment identique à la précédente, et ouvre alors ses portes, habituées à vomir des passagers pressés qui, eux, ne fument pas dans le métro. Le soulagement se lit sur son visage; il ruissellerait presque de ses oreilles si il n’avais pas des écouteurs minables auxquels est suspendu un téléphone, lui-même débitant une musique banale qu’il pense être le seul à véritablement apprécier. Enfin, me dis-je, peut-être que c’est secrètement un amoureux de jazz et qu’il garde égoïstement sa passion pour lui, arborant ouvertement son téléphone en question pour décourager ses collègues de lui demander ce qu’il écoute et concentrer leurs questions sur les capacités techniques de l’engin parce-que-tu-comprends-il-a-l’air-pas-mal-et-le-mien-n’est-plus-tout-jeune.

Au soulagement, donc, succède une étrange crispation de ses traits, mais qui n’est finalement que passagère. C’est qu’il n’est pas si léger, mon fonctionnaire; il est même carrément obèse; et de ce fait obligé d’utiliser toutes ses forces pour se hisser hors de son strapontin. Le pauvre homme, que j’ai perturbé par ma fumeuse infraction -pendant deux stations, tout de même-, est tout guilleret à l’idée d’aller se vautrer dans ses bureaux de sous-traitant, libéré des effluves de Lucky Strike que je lui infligeais. Le voilà parti.

Le bruit des sirènes de Londres sous les bombes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale m’avertit que les portes vont se refermer. Qu’elles se referment autant qu’elles veulent, faites juste cesser ce putain de bruit. Après une attente qui semble durer des heures, les portes coulissent bruyamment, et le putain de bruit cesse enfin.

Je vais où, déjà ? dis-je à voix haute, comme si on allait me répondre immédiatement -j’y ai quand même cru pendant une fraction de seconde.

Merde, j’ai encore oublié le nom de la station. Je m’extirpe difficilement -encore une fois- des banquettes de ce si beau cuir bleu, encore à moitié endormi et passe une bonne minute à inspecter le seul plan de la rame, à côté du poivrot, qui il sent vraiment mauvais. Et tout à coup, comme s’il m’avait entendu, le mec se réveille -ou plutôt émerge d’un semblant de coma éthylique- et marmonne quelque chose que même lui ne paraît pas comprendre.

« Excusez-moi ? »

Et oui, si ma Sainte Mère n’a pas réussi à me donner le goût de la religion, elle a quand même réussi à m’inculquer la politesse envers les inconnus. Enfin, ici, l’inconnu sent la vinasse et a l’air d’un tas de tissus informe, mais passons.

En guise de réponse, j’ai le droit au même grognement.

« Je… peux vous aider ?

- Parle moins fort, p’tit con.

- Pardon.

- T’excuse pas, p’tit con.

- Pourquoi pas ? Je suis poli, c’est tout.

- T’as pas à être poli avec un type de mon genre. »

Allons bon, je tombe sur le seul alcoolique de la ville qui ait déjà fait une introspection et qui dise aux autres qu’il est conscient d’avoir raté sa vie.

« J’ai foiré ma vie, petit, t’as pas à être poli avec moi, articule-t-il difficilement en réprimant une envie de vomir. »

Dans le mille. En temps normal, je me serais tiré rapidement pour éviter de subir la litanie de complaintes que déversent régulièrement les gens qui s’apitoient sur leur propre sort -c’est-à-dire la très grande majorité du monde qui nous entoure. Mais bon, là, je suis dans l’obligation de reconnaître que ce mec a vraiment raté sa vie, autant lui faire plaisir. Je m’assieds en face de lui, et lâche en soupirant:

« Pourquoi vous dites ça ?

- Nan, c’est rien, laisse, je vais pas t’emmerder avec ça. »

Bien vu, mon grand.

« T’as une clope ?

- Non. (C’était donc ça, ce qu’il voulait).

- Déconne pas, tu fumais, tout à l’heure.

- C’était ma dernière. »

Il acquiesce plus ou moins, et s’affale un peu plus sur son siège, histoire de finir de cuver son vin. Je reste là, à le regarder dormir. Dire qu’il va passer sa journée à espérer trouver de quoi se bourrer la gueule ce soir, sans aucune notion de ce qui se passe dans le monde qui l’entoure, sans se préoccuper de demain, sans se souvenir d‘hier. Il y en a qui ont de la chance.

Je jette un coup d’œil par la fenêtre. Et merde, j’ai -encore- dépassé ma station... Je me lève, lance un dernier regard au clochard, puis vais m’appuyer contre la portière en regardant les parois qui défilent sous mes yeux sans que je n’y prête une réelle attention. Je ne sais pas combien de temps je passe comme ça, à attendre que j’arrive quelque part.

En l’occurrence, je descends sur un quai désert, toujours aussi grand que celui d’où je viens, voire même plus. Il est tellement grand que je me demande si la théorie de la relativité générale ne se ressent pas plus lorsque l’on n’est qu’à moitié réveillé…

Faisant une confiance aveugle à mon instinct, je décide d’aller à gauche, mais je me rends vite compte qu’il n’y a rien, à gauche, mis à part un panneau indiquant que la correspondance aura des problèmes. J’en ai marre. Je repars vers la droite, et pendant que je parcoure le quai (putain, qu’il est long), une mélodie atrocement funky résonne dans toute la station. Vu le regard que me jette la personne en face, il va falloir que je change ma sonnerie de téléphone. Alors que le beat groom ne cesse de s’amplifier, je regarde le nom de l’illuminé(e) qui passe des appels à cinq heures et demie, un samedi matin. Vu ce qu’il y a sur l’écran, je laisse échapper un: « Oh merde, pas lui… » qui choque encore plus l’individu d’en face -lequel attend toujours très patiemment que j’en finisse avec cette sonnerie.

La pitié finit par prendre le dessus; je prends mon courage d’une main, ma résignation de l’autre et je décroche. Une voix bien trop aiguë me vrille immédiatement les tympans:

« Steeeeve !

- Je ne m’appelle pas Steve, merci.

- Rooh, t’es pas drôle.

- Sûrement pas. Tu vas bien ?

- Ouais.

- OK. Tu m’appelles pourquoi ?

- Je sais pas. Pour rien. Je te dérange ?

- Pas le moins du monde.

- OK.

- … (j’entends une respiration lourde et un bruit de fond mélangeant gloussements stupides et rires hystériques).

- T’es bourré.

- Ouais.

- Qui est le con qui t’a laissé rentrer chez lui ?

- J’sais pas.

- Et il y a qui ?

- J’sais pas.

- … (je commence à en avoir marre, je ne suis toujours pas au bout du quai et je ne sais pas où je dois aller).

- Y’en a une ou deux que tu dois connaître. Mais j’sais plus qui.

- Y’a Chloé ?

- Y’a Chloé.

- OK.

- Elle te déteste.

- Merde.

- Ouais. Il va falloir que tu me donnes ta version de l’histoire.

- Non, ça ne changerait rien.

- T’es con.

- T’es bourré.

- …

- … (Dieu que ce quai est long !)

- Attends…

- Quoi ?

- Chloé…

- Chloé. Et ?

- NAAAN ! Me dis pas... »

Je raccroche. En fin de compte, le quai a fini par avoir une fin et je suis arrivé à un croisement: ligne 12, 13 ou 14 ? Va pour la 13, j’aime bien la couleur. Il y a un clochard au coin du couloir, qui joue de l’accordéon en play-back, qu'il écrit probablement plébaque; il y a un mec qui galère pour ouvrir son stand de presse, le rideau de fer semble animé d’une volonté indépendante et taquine. Il y a de plus en plus de monde autour de moi. Désormais, je ne vois plus de visages, juste des dos. Mais il ne connaissent pas leur chance. Ils ne connaissent pas Chloé. Et merde. J’avais presque réussi à l’oublier, presque réussi à ne plus penser à elle, et maintenant, grâce à un crétin ivre, je vais y penser toute le journée. Et demain. Et sûrement après-demain. Et probablement la semaine prochaine. Et merde.

Bon, je suis arrivé sur le quai. Je ne sais pas dans quelle direction, mais c’est la ligne 13.

Il va falloir que je l’appelle, que je m’explique. Et elle me déteste. Elle ne me hait pas, elle ne m’exècre pas, je ne la repousse pas: elle me déteste. Et voilà, je vais passer ma matinée à me demander pourquoi. Même si je la connais plus ou moins, la raison.

Chloé me déteste.

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