26.3.09

intéresse-moi un petit peu.

Moi, qui suis parti de rien, et qui suis arrivé jusqu'à un rare niveau d'admiration et de reconnaissance -celle qui ne se sépare plus de la méfiance- de tous les pouvoirs politiques et militaires de la République, moi qui ai débarqué il y a une vingtaine d'années sur le sol français, et qui me suis affirmé comme un des plus brillants esprits des temps présents et à venir, moi qui ai mes entrées dans les plus hautes strates d'une société fondamentalement inchangée, d'un régime à l'autre, si ce n'est la mise à mort de chaque particule; et toi, toi qui n'est rien, qui n'est qu'un corps, qu'une fortune supposée qui ne prendra forme qu'à la mort de ton père, de ton frère, de ton oncle et de ton neveu, qui n'es qu'une éducation calquée sur le manuel de savoir-vivre d'une obscure amante d'un obscur régent prussien, tu crois pouvoir me soumettre à ta volonté de jeune femme blessée dans son ego emmailloté de rubans roses, pâles, entrecroisés ?

Tu penses peut-être m'avoir touché, m'avoir intéressé un seul instant ? Ma pauvre.

Ta pathétique et finale gesticulation face à moi n'a servi à rien, tu me connais, il était inconcevable que je sois quelque peu concerné, blessé -blessé !-, par tes pépiements de paon apprivoisé. Du début à la fin, et surtout à la fin, tu n'as servi à rien.

Et pourtant, je dois t'avouer que, oui, je me souviens de tout. Je me souviens de ce soir lugubre de fin d'automne, avec ces rafales de vent qui suintaient contre mes vitres, fières d'avoir chassé le soleil, et de tes yeux qui me regardaient fixement dans le miroir du salon -tu savais pertinemment que je ne lisais pas ce traité de politique libérale et que je me retenais de relever mon regard pour embrasser le tien-, et de ta bouche qui me parlait durement de ce duc, maréchal, écuyer, fonctionnaire, que sais-je ?, à ce salon, qui lisait si bien la poésie et qui t'a élevée, le temps d'un monologue huppé, dans les robes infinies d'une princesse déchirée par l'amour des puissants. Qu'est-ce que j'en avais à faire ? Ce foutriquet n'était rien, et n'est probablement pas plus en ce moment, alors que je suis penché sur ce feuillet, ignorant les appels renouvelés de mes invités qui attendent dans la rue, privés même des rayons de soleil d'une aurore qui se fait attendre.

Apprendre dix lignes d'un ouvrage en vente dans chaque librairie miteuse est donné à tout le monde; se servir d'une lointaine parenté offrant une éventualité d'autorité pour séduire la première venue est offert à chaque abruti. Ce qui m'a mis hors de moi, c'est ta naïveté brute, qui a propulsé ce minable dans les cieux de ton estime, n'ayant que faire de ma propre place.

Tu te tenais là, impassible, et débitais, phrase après phrase, éloge sur éloge, chacun des détails de votre rencontre, ses habits de lumières, son sourire charmeur, sa prestance, son dégoût des armes et des politiques tortueuses de notre gouvernement, son envie d'autre chose. Dieu, que tu m'as servi et resservi cette qualité, et sa vision de la société idéale s'engouffrait sèchement dans mes oreilles, alors que chacune des théories que ta voix aiguë -elle ne lui plaît sûrement pas autant qu'à moi- résonnait dans les murs de mon appartement, avant de venir se fracasser contre mon front en sueur, contre mes tempes frémissantes. Tu me seras gré de ne pas avoir explosé, de ne pas avoir fait voltiger ton admiration en laissant ma main se tendre vers la bibliothèque de chêne et en permettant à mes doigts de t'indiquer les innombrables pages où il a plagié chacune de ces conceptions du monde. Pourquoi ne l'ai-je pas fait, d'ailleurs ? Probablement parce que je ne pouvais te donner raison, et que je n'eus supporté que tes lèvres fassent choir un « Tu vois ? Louis a bien plus de tact et est nettement plus fréquentable que toi ! » sur ce tapis rouge aux motifs verts -motifs entre lesquels ton corps nu a longuement ondoyé, chacune des nuits de cet été, tu ne t'en souviens pas.

Au bout d'un moment, tu as fini par t'asseoir, de l'autre côté du divan, et tu as parlé de ses rêves, héroïques, et des miens, brutaux. De ses désirs de pouvoir rendre le monde meilleur, et de mes envies de le rendre encore plus admiratif de ma personne. Ta main ne cessait de se tourner et de se retourner sur ton genou, et plus tu me décrivais les moyens qu'il t'avait exposé pour appliquer sa vision du monde parfait, plus elle s'élevait dans les airs et retombait doucement; il proposait au regard ébahi que tu devais alors lui jeter d'accorder à chaque citoyen un droit d'entrée illimitée à l'Assemblée, à chaque marchand de ne plus vendre ses biens contre de l'argent mais contre du talent et des services réciproques, et ainsi de suite.

Tu penses peut-être que je ne suis pas à la hauteur, tu penses sûrement que je n'ai jamais voulu changer ce monde dans lequel languit mon arrogance que tu dépeins si bien et tu es persuadée que je ne chercherais jamais à t'impressionner par mes actes -ils sont si barbares, si militaires. Tu n'as pas osé me le dire, mais j'entendais ces paroles fulminer en ton for intérieur, désirant ardemment s'expulser de ta gorge blanche. Tu es partie, pratiquement en riant, et tu as laissé derrière toi une odeur condescendante qui n'a pas réussi à me rendre fou de rage. Je vaux plus que qu'un minable serviteur qui a emprunté la tenue de son maître pour te faire la cour. Je suis capable de changer le monde, et je n'ai pas besoin de soudoyer ton cœur pour en avoir la volonté. Tu n'as jamais été le centre de ma vie, mais ce que je vais faire, je vais le faire pour le plaisir d'imaginer l'incrédulité qu'afficheront tes traits, déjà dans le coffre du passé de ma conscience, même si je me sentais à l'aise, dans cette société qui répugnait tant celui qui prit pour un court instant ma place dans tes bras.

Je termine cette lettre, dont le haut est peu à peu illuminé par le soleil de Brumaire qui se lève avec peine. Les grattements de ma plume font écho aux fers à chevaux qui piaffent d'impatience au bas de ma fenêtre, ayant amené sagement des cadres de l'armée et du corps législatif qui m'accordent toute leur confiance. En ce matin anodin, tu te lèves probablement en pensant à Louis, Jacques, Guillaume, ou quel qu'ai pu être son nom; mais ce soir, ce soir du 18, tu ne pourras t'endormir sans entendre des torrents humains scander mon nom, le nom de celui qui leur a redonné espoir, dans chaque ruelle d'un Paris renouvelé.

Si, dans tes rêves les plus hardis, tu te surprends à croire que j'ai fait ça par jalousie, par amour, ou autre prétexte gravitant autour de toi, sois persuadée que, quelle que soit la réponse, ceci est arrivé grâce à moi.

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